Croix de chemin
par Joly, Diane
Près de 3 000 croix de chemin sont aujourd’hui érigées le long des routes du Québec. Elles constituent un précieux héritage patrimonial. Les premières croix sont élevées par Jacques Cartier en signe de prise de possession du territoire. Plus tard, les pionniers font de même pour souligner la fondation d’un village, ainsi que l’habitant lorsqu’il prend possession de son lopin de terre. Plusieurs raisons amènent les Canadiens français à élever une croix de chemin : les cultivateurs en installent près de leurs champs pour invoquer une protection divine; le curé, pour indiquer l’emplacement d’une future église; les paroissiens en placent à mi-chemin du rang et s’y réunissent pour la prière du soir. Si les croix de chemin sont d’abord des objets religieux, leur caractère patrimonial s’affirme peu à peu en imprimant d’un cachet particulier les campagnes québécoises, puis en devenant des objets culturels témoignant du passé de foi de nos ancêtres.
Article available in English : Wayside Crosses
L’origine des croix de chemin
Les croix de chemin viennent probablement du monde celte : Basse-Bretagne, Irlande, Écosse et pays de Galles. Les premières croix auraient été érigées pendant le haut Moyen Âge par les moines chrétiens originaires de ces contrées.
En 1534, Jacques Cartier élève les premières croix au Canada, pour affirmer la prise de possession du territoire au nom du roi de France. Plus tard, les explorateurs et les missionnaires font de même pour marquer leur passage dans de nouveaux lieux. Puis, cette coutume se transmet aux premiers colons, qui élèvent des croix lorsqu'ils ouvrent des routes ou prennent possession d’un lopin de terre. Dès 1749, la présence des croix est signalée dans les journaux de voyage. En 1776, Thomas Anburey écrit :
« Ces croix élevées dans une bonne intention sont une cause continuelle de retards pour les voyageurs; et ces retards, quand il fait un froid vif, sont réellement insupportables pour des hommes moins dévots que les Canadiens; car quand le conducteur d’une calèche, voiture couverte semblable à nos chaises de poste, arrive près d’une de ces croix, il saute en bas de son cheval, se met à genoux et récite une longue prière, quelle que soit la rigueur de la saison (NOTE 1). »
Puis, avec les années, les croix de chemin sont illustrées dans des guides touristiques. La dévotion religieuse est parfois mise en scène. Ainsi, au tournant du XXe siècle, William Parker Greenough s’indigne du fait que des Canadiennes françaises lui offrent de faire semblant de prier devant leur calvaire le temps qu’il prenne une photo (NOTE 2).
Les types de croix de chemin et leurs fonctions
Il existe trois types de croix de chemin. La croix simple se présente sans ornement ou avec quelques éléments décoratifs à ses extrémités ou à sa croisée. On en trouve surtout en Gaspésie, dans la région de la Côte-Nord et dans Charlevoix, et plus d’une vingtaine en Acadie. La croix aux instruments de la Passion porte des objets symboliques liés à la Passion du Christ : lance, éponge, clous, marteau, fouet, couronne d’épine ou coq. Ces croix sont plus fréquentes dans les régions agricoles autour de Montréal, en Estrie et au sud du Québec. Enfin, le calvaire porte un Christ sculpté, parfois présenté avec des personnages ayant assisté à sa mort. De nombreux calvaires sont protégés par un abri. Ils sont érigés un peu partout au Québec et les plus anciens longent le fleuve Saint-Laurent. Il y a également près de Saint-Boniface, au Manitoba, une vingtaine de croix réparties parmi les trois genres.
La fonction des croix varie au fil du temps. Les premières affirment la possession française du territoire. Ensuite, les curés en font ériger pour délimiter une paroisse ou indiquer l’emplacement d'une future église. D’autres croix rappellent le souvenir d’une personne ou d’un événement important. On élève également des croix afin d’obtenir une faveur ou en signe de reconnaissance pour une faveur obtenue. Enfin, tout près des champs de culture, des croix font appel à la protection divine contre les fléaux naturels qui affligent les récoltes : sécheresse, invasion d’insectes, etc.
Une pensée patrimoniale émergente
Dès le tournant du XXe siècle, la classe instruite canadienne-française s’intéresse aux croix de chemin. En 1896 dans le Bulletin des recherches historiques, un lecteur veut connaître l’endroit exact où fut élevée la croix de Jacques Cartier à Gaspé. Par la suite, d’autres lecteurs du Bulletin sont curieux de connaître le nom des artisans et les motifs d’élévation.
En 1916, à la suite d’un concours littéraire organisé par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, un recueil de textes sur les croix de chemin est publié. La préface et l’introduction mettent en lumière la présence d’une double perception du caractère des croix de chemin. De fait, l’auteur de la préface affirme qu’elles sont à la fois religieuses et patriotiques alors que l’auteur de l’introduction, et organisateur du concours, porte un jugement esthétique sur leur aspect formel; il s’intéresse aussi aux coutumes qui y sont liées, tout en reconnaissant leur fonction religieuse. Le jury du concours donne raison à l’organisateur puisque la majorité des textes sélectionnés pour le recueil abordent l’iconographie et les coutumes liées aux croix. Cette continuité avec la fonction utilitaire des croix de chemin, jumelée au regard esthétique porté sur elles, amorce leur reconnaissance en tant qu’élément du patrimoine, qui atteint sa plénitude dans les années 1960 alors qu’une première croix de chemin est classée monument historique.
La contribution d’Édouard-Zotique Massicotte
Sous l’impulsion d’Édouard-Zotique Massicotte (NOTE 3), les années 1922 à 1925 marquent une période intense de collecte et de diffusion d’information sur les croix de chemin. Dès 1922, Massicotte commence un inventaire photographique et documente les croix à l’aide d’un questionnaire envoyé à l’autorité locale, curé ou notaire. Pour les croix privées, il rencontre les propriétaires (NOTE 4). Les premiers résultats de son enquête, accompagnés de 27 photographies de croix, sont publiés dans la deuxième édition de La croix du chemin en 1923. Massicotte y signe un avant-propos dans lequel il appelle les autorités à préserver les croix de chemin. Puis, il publie sept articles dans le Bulletin des recherches historiques où il passe en revue la littérature existante; il y décrit quelques croix et raconte leur histoire. À Montréal, l’année suivante, la Société Saint-Jean-Baptiste élève la croix du mont Royal. L’Almanach du peuple de l’année 1925 présente des croix de chemin et annonce l’enquête de Massicotte. En juin de la même année, la croix de chemin est le sujet d’un char allégorique dans la procession de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal, organisée par Massicotte. Enfin, dans le recueil souvenir de ce défilé, il affirme le caractère patrimonial de ces monuments.
Une perception patrimoniale ambivalente
Bien que la croix de chemin soit perçue par une certaine élite, surtout montréalaise, comme un objet patrimonial, elle demeure pour d’autres un objet essentiellement religieux. À Montréal, les croix de chemin sont intégrées à quelques reprises dans les processions et les programmes souvenirs de la fête nationale. Ainsi en 1932, elles sont présentées comme un legs du patrimoine ancestral, autour desquelles les habitants se rassemblent toujours pour la prière du soir. En 1939, on rappelle leurs origines bretonnes. En 1950, on considère qu'elles font partie des anciens usages et, en 1952, on estime qu'elles témoignent de la foi profonde de la population rurale en même temps qu’on reconnaît la richesse de leur iconographie et des coutumes qui s’y rattachent. En 1954, Léon Trépanier, un ami de Massicotte, publie une série d’articles sur les croix de chemin dans le journal La Patrie. Trépanier présente la croix de chemin comme un objet à la fois religieux et patrimonial, en soulignant ses dimensions artistique et culturelle.
D’autres articles rédigés entre 1930 et 1960 s’attachent strictement à la dimension religieuse des croix de chemin. Ainsi, en 1935, lors d’un sermon marquant l’érection d’une croix de chemin, le prêtre affirme que cette élévation « est le meilleur témoignage de la survivance de la foi au Canada français et des traditions chrétiennes léguées par nos aïeux (NOTE 5) ». Dans un autre article publié en 1943, l’auteur félicite les paysans « d’avoir si bien conservé le précieux héritage de foi, légué par les aïeux (NOTE 6) ». Dans ce contexte, la perception de la valeur patrimoniale des croix de chemin demeure centrée sur la promotion d’une pratique religieuse ancestrale jugée exemplaire. Au fil des années, la nouvelle perception patrimoniale persiste et, petit à petit, les croix de chemin cessent d’être des objets religieux pour devenir des objets culturels dans lesquels les Canadiens français se reconnaissent.
La contribution de Jean Simard
En 1972, l’historien de l'art et ethnologue Jean Simard (NOTE 7) publie un article où il présente les calvaires comme des objets du patrimoine ancestral. Dans son texte, diffusé à l’échelle du Québec, il fait l’historique des croix. Il passe en revue la littérature et l’iconographie disponibles et il propose un essai de typologie. Enfin, il traite d’un artiste exceptionnel, Louis Jobin, connu pour ses nombreux calvaires. Simard rappelle le passé religieux des croix de chemin et leur nouvelle vocation patrimoniale en les décrivant comme des « témoins d’un passé de foi (NOTE 8) ». Cet article permet d’inscrire les croix à la fois dans les domaines de l’art, de la culture et du patrimoine religieux.
Au cours des années, Jean Simard signe de nombreux textes sur ce sujet. D’autres auteurs présentent les croix de chemin de leur région dans les journaux locaux. Simard est de plus associé à deux études novatrices : l’une situant les croix de chemin dans le champ de l’histoire de l’art québécois, tandis que la deuxième propose un inventaire exhaustif de leurs caractéristiques formelles (NOTE 9). De 1972 à 1979, avec l’aide du ministère des Affaires culturelles et d’une douzaine d’étudiants, Jean Simard effectue un inventaire complet des croix de chemin sur le territoire québécois. Au cours d'une étape subséquente, les résultats de cette enquête sont confrontés à d’autres données recueillies à la faveur du macro-inventaire du patrimoine québécois réalisé par le gouvernement du Québec.
Les résultats de cette analyse sont publiés en 1995 dans un ouvrage qui décrit, pour la première fois, l’état global de la situation des croix de chemin au Québec. Cette étude recense 704 croix sélectionnées pour leur représentativité. L’analyse, qui s’est échelonnée sur une période de vingt ans, a révélé que de nombreuses croix ont certes disparu, mais que de nouvelles ont été érigées selon des méthodes traditionnelles, ou à l’aide de techniques et de matériaux modernes. Parmi les 704 croix sélectionnées, Jean Simard en a choisi 25 et les a proclamées trésor national des Québécois pour leur valeur exceptionnelle.
Les croix de chemin aujourd’hui
La conservation des croix de chemin est des plus délicates. Tout d’abord, ce patrimoine in situ est soumis aux intempéries et au climat extrême typiques du Québec et du Canada. Ensuite, le processus de protection institutionnelle est difficile puisque la plupart des croix appartiennent à un propriétaire unique et chacune d’elles doit faire l’objet d’une demande de classement patrimonial. Ainsi, au Québec, dans l’ensemble du corpus des quelque 3 000 croix de chemin répertoriées, seulement 53 sont protégées par une législation, et 26 sont classées monuments historiques (NOTE 10). Enfin, les changements de propriétaires et l’indifférence de certains d’entre eux mènent à l’abandon ou à la mise au rancart de nombreuses croix. Par ailleurs, si des croix de chemin sont aujourd’hui dans un état lamentable, d’autres sont toujours des lieux de rassemblement, lors du mois de Marie par exemple, et l’entretien minutieux de nombreuses croix montre qu’aux yeux de leurs propriétaires, elles ont conservé un caractère divin.
La valeur patrimoniale des croix de chemin est aujourd’hui reconnue dans plusieurs régions du Québec. Des sociétés d’histoire, et d’autres organismes culturels locaux, proposent des activités de mise en valeur et de conservation, notamment des circuits touristiques et des dépliants, des concours du patrimoine et des sites Internet. On procède aussi à des relevés locaux de croix de chemin et à des rencontres avec les propriétaires afin d’établir l’historique de leur croix et de constituer des archives visuelles. Dans des régions, on a créé des partenariats avec les propriétaires pour assurer l’entretien de leur croix selon des normes reconnues de conservation. Il semble donc que ce « legs non le moins beau du patrimoine ancestral (NOTE 11) » soit voué à un bel avenir. Pour peu que les municipalités concernées en fassent la demande, la prochaine étape de patrimonialisation de ces objets attachants et fragiles de la culture populaire serait la reconnaissance, par le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine du Québec, de leur valeur collective par le classement des croix les plus précieuses comme biens culturels protégés.
Diane Joly
Historienne de l'art et du patrimoine
Je remercie monsieur Jean Simard qui a relu et commenté une version préliminaire de cet article.
NOTES
1. Thomas Anburey, Journal d’un voyage fait dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale, Paris, 1793, lettre du 16 novembre 1776, p. 66-69, cité dans Jean Simard et Jocelyne Milot, Les croix de chemin du Québec : inventaire sélectif et trésor, Québec, Ministère de la Culture et des Communications, 1994, p. 4.
2. William Parker Greenough, Canadian Folk-Life and Folk-Lore, New York, G. H. Richmond, 1897, p. 69-70.
3. Édouard-Zotique Massicotte est avocat, archiviste, journaliste, folkloriste, auteur dramatique, botaniste, poète et historien. Pendant plus de 60 ans, il recueille des faits historiques canadiens-français, des légendes, des chants, des coutumes, des traditions et répertorie des objets identitaires. Pour un contexte de sa production littéraire sur le folklore, voir Luc Lacourcière, « E.-Z. Massicotte, son œuvre folklorique », Les Archives de folklore, no 3, 1948, p. 7-12.
4. Massicotte obtient la collaboration de Marius Barbeau (Musée de l’homme, Ottawa) pour le développement des photographies et de la Commission des monuments historiques (Québec) pour les frais de voyage. Pour les croix institutionnelles érigées par les élus, les sociétés ou les membres du clergé, il cherche à connaître l’historique de l’érection et les différentes coutumes associées à cette croix. Pour les croix privées, il rencontre le propriétaire et note la date d’érection et l’historique de la croix.
5. S. A., « La bénédiction d’une croix à Côte-de-Liesse », La Presse, 17 juin 1935, p. 23.
6. « Les croix de chemin à travers la patrie canadienne », Le Monde rural : almanach-magazine, 1943, p. 63.
7. Professeur titulaire à l’Université Laval, Jean Simard a enseigné l'ethnologie du Québec et des francophones en Amérique du Nord de 1972 à 2000. Il s’intéresse à l'art populaire, à la religion populaire et au patrimoine religieux, sur lesquels il a publié de nombreux articles et ouvrages importants. Toujours actif, il assume la présidence de la Société d’ethnologie du Québec; il participe, à titre d’expert ou de conférencier, à divers colloques et séminaires sur le patrimoine, en plus de contribuer à des études spécialisées en la matière. Son ouvrage synthèse, Le Québec pour terrain : itinéraire d’un missionnaire du patrimoine religieux, publié en 2004 par les Presses de l’Université Laval, retrace sa carrière et ses passions pour le patrimoine du Québec.
8. Jean Simard, « Témoins d’un passé de foi », Perspectives, vol. 14, no 25, 17 juin 1972, p. 20-22. Le magazine Perspectives est alors inséré dans la livraison du samedi des quotidiens La Presse (Montréal), La Voix de l’Est (Granby), Le Soleil (Québec), La Tribune (Sherbrooke), Le Nouvelliste (Trois-Rivières) et Le Droit (Ottawa).
9. Voir John R. Porter et Léopold Désy, Calvaires et croix de chemin du Québec, préf. de Jean Simard, Montréal, Hurtubise HMH, 1973, 145 p.; et Paul Carpentier, Les croix de chemin : au-delà du signe, Ottawa, Musées nationaux du Canada, 1981, 484 p. Ce dernier ouvrage constitue la thèse de doctorat de l’auteur, qui fut dirigé par Jean Simard.
10. Selon Québec, Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Répertoire du patrimoine culturel du Québec [en ligne], http://www.patrimoine-culturel.gouv.qc.ca/RPCQ/recherche.do?methode=afficher, consulté en décembre 2007. Des projets de classement ou de citation de croix de chemin sont en cours.
11. S. A., Processions de la Saint-Jean-Baptiste en 1924 et 1925, Montréal, Librairie Beauchemin, 1926, p. 269. Massicotte est l’auteur de cet ouvrage.
Bibliographie
Carpentier, Paul, Les croix de chemin : au-delà du signe, Ottawa, Musées nationaux du Canada, 1981, 484 p.
Massicotte, Édouard-Zotique, « Nos croix de chemin », Bulletin des recherches historiques, vol. XXIX, no 4, avril 1923, p. 125-127; no 5, mai 1923, p. 142-143; no 8, août 1923, p. 229-231; no 9, septembre 1923, p. 269-270; no 11, novembre 1923, p. 350-352; vol. XXX, no 2, février 1924, p. 55-56; no 8, août 1924, p. 233-234.
Oliver-Lloyd, Vanessa (photographe) et al., Les croix de chemin au temps du bon Dieu, Outremont (Qc), Éditions du Passage, 2007, 224 p.
Simard, Jean, « Témoins d’un passé de foi », Perspectives, vol. 14, no 25, 17 juin 1972, p. 20-22.
Simard, Jean, et Jocelyne Milot, Les croix de chemin du Québec : inventaire sélectif et trésor, Québec, Ministère de la Culture et des Communications, 1994, 510 p.
Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, La croix du chemin, Montréal, Société Saint-Jean-Baptiste, 1923, 156 p.
Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, Programme souvenir du 24 juin, Montréal, Secrétariat de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, années consultées : 1932, 1939, 1950, 1952.
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